TEXTE / Par Cécile Debarge
CHAPO / Du nord au sud de l’Italie, des groupes d’hommes tentent de redéfinir la masculinité pour combattre les violences faites aux femmes mais aussi définir, en positif, la place de l’homme au sein de la société.
Palerme, de notre correspondante.
Il est dix heures lorsque Francesco Seminara franchit le seuil du lycée Galileo Galilei, situé dans un quartier tranquille de Palerme. Michele Verderosa et Pippo Consoli l’y attendent. Dans quelques minutes, ces trois membres de « Noi uomini » (littéralement : « Nous, les hommes ») interviendront devant une cinquantaine d’élèves pour leur parler de violences faites aux femmes, de stéréotypes de genre et de nouvelle masculinité.
Dans le hall d’entrée, quelques élèves se pressent devant les panneaux d’affichage installés deux semaines plus tôt. L’exposition, créée par l’association italienne « Maschile plurale » (littéralement : <<Masculin pluriel>>), représente une dizaine de scènes de la vie quotidienne de couples. Embarrassé, le surveillant tire à l’écart Francesco Seminara et ses collègues et extirpe de son bureau l’un des panneaux : « Regardez, il a été vandalisé ».
On y voit un homme et une femme, assis en tailleur au milieu d’outils de bricolage, de balais et de sprays pour nettoyer la maison. Un post-it jaune est apposé sur l’image : « J’aime prendre soin de ma maison, Marco ». Ce panneau, comme les autres, propose une nouvelle approche des rapports de genre. En bas de l’image est apposée la précision suivante : « Marco, 27 ans, publicitaire». Une main anonyme a rayé d’un trait de feutre noir le mot « publicitaire » pour le remplacer par « Pédé » (est-ce qu’on laisse l’insulte comme ça ou on dit «une insulte homophobe » ?).
« C’est la première fois que ça arrive », confient les trois hommes. Lorsqu’ils évoquent l’incident devant l’assemblée de lycéens, un peu plus tard dans la matinée, le brouhaha général masque mal l’embarras de certains et les rires de quelques autres qui connaissent visiblement l’auteur du graffiti. « A votre avis, un homme perd sa masculinité s’il s’occupe de sa maison ? », interrogent-ils la salle. Le non est unanime, en apparence.
« Quand on en parle en classe, en petits groupes, on se rend compte que certains clichés sont encore bien ancrés dans les mentalités et qu’il y a des résistances très fortes au changement », reconnaît Chiara, 17 ans, qui se réjouit de la conférence de « Noi uomini ». « Par rapport à la génération de mon père ou mon grand-père avec qui c’est impossible de parler, on a fait un pas en avant mais ce n’est pas encore tout à fait réglé », poursuit-elle, expliquant que dans sa famille, il est normal qu’une femme reste à la maison alors que c’est indigne pour un homme. Une mentalité qui devient un piège y compris pour les hommes, dénonce Ginevra, 16 ans : « Qu’une femme qui reste à la maison soit définie mère au foyer alors qu’un homme dans la même situation sera un chômeur ou un raté est injuste, surtout qu’il s’occupe peut-être des tâches ménagères et de la maison ! »
C’est l’objectif principal de Francesco Seminara, Pippo Consoli et des autres, le plus difficile aussi : convaincre les hommes qu’ils ont tout à gagner à repenser leur masculinité. « Notre activité ne consiste pas seulement à apporter notre soutien aux femmes mais surtout à améliorer notre condition d’homme dans la société », théorise Francesco Seminara. « Si on arrive à la violence, c’est que la relation est déjà viciée à l’origine, que ce soit par la manière de laquelle on vit nos rôles ou nos rapports aux autres », précise Mario Berardi lors de l’une des réunions du groupe, deux lundis soirs par mois.
Cet enseignant au collège, la quarantaine, a donc imaginé un questionnaire à faire remplir par les élèves rencontrés lors des ateliers dans les lycées. Trois pages et vingt-deux questions pour « comprendre comment le genre est vécu par chacun des élèves, ce qui selon eux détermine la masculinité ou la féminité mais aussi la vie quotidienne dans leur famille, la répartition des tâches », complète Mario Berardi. Les centaines de questionnaires reçus doivent désormais être traités pour obtenir des statistiques claires et mieux cibler les interventions avec les adolescents. « En jetant un œil à leurs réponses, on a eu une agréable surprise », commente l’enseignant, « il y a un changement à l’œuvre : les jeunes filles sont plus sensibles à ces questions, les modèles familiaux évoluent ».
Mais certaines réticences persistent. Dès que les questions concernent des mots ou des actes violents dont les lycéens ont pu être victime ou auteur, les lignes de réponse restent vides malgré l’anonymat du questionnaire. « On n’arrive pas toujours à créer un dialogue avec eux mais au moins, on les pousse à s’interroger, à se remettre en question », se réjouit Giovanni Imburgia, l’un des six membres du groupe <<Noi Uomini a Palermo contro la violenza sulle donne>>. En deux ans, ils ont organisé des ateliers dans une dizaine d’écoles de la province de Palerme mais aussi du reste de la Sicile.
INTER / La nouvelle masculinité est encore en pleine construction
Tous reconnaissent qu’il est plus simple de débattre de ces questions avec des adolescents plutôt qu’avec des hommes adultes. « Lorsqu’on en parle avec nos amis, de notre âge, ils sont d’abord sceptiques puis très franchement hostiles à la discussion », explique Pippo Consoli qui a même préféré prendre ses distances avec certains de ses amis pour qui la sortie entre copains virait systématiquement aux blagues sexistes ou à la drague un peu lourde.
Car au-delà de leurs interventions dans les écoles, chacun des membres de Noi Uomini a initié une profonde remise en question du modèle culturel et sociétal dans lequel ils sont nés et ont grandi. « Notre point de référence c’est la masculinité traditionnelle, celle de nos pères, de nos grands-pères, de nos frères, de nos collègues, tous ceux qui n’ont jamais eu à demander quoi que ce soit car ils sont constamment au centre de l’attention, bichonnés, adorés par leur mère puis leur femme puis leur fille », détaille Augusto Cavadi, consultant-philosophe d’une soixantaine d’années. « Dialectiquement, ça nous aide à comprendre ce dont on ne veut pas », poursuit-il, « la nouvelle masculinité, elle, est encore en construction ».
Lorsqu’ils ont créé leur association en 2016, les Palermitains de Noi Uomini, ont emboîté le pas à un mouvement national qui existait déjà : Maschile Plurale, qui fédère plusieurs groupes comme le leur, dont le premier « Uomini in cammino » (Hommes en chemin) est né de la réflexion d’un groupe de Pinerolo, dans la province de Turin, il y a près de vingt ans. Aujourd’hui, quatorze groupes se sont formés dans tout le pays, dont deux seulement au sud de Rome : Bari et Palerme. « Dans le sud de l’Italie, le machisme est plus fortement ancré dans la société et c’est vraiment difficile pour les hommes de réussir à se rapprocher d’une initiative comme la nôtre », reconnaît Francesco Seminara. « On est la seule association qui compte moins de membres aujourd’hui qu’à son lancement ! », plaisante-t-il avec ses collègues.
« Même nous, quand on s’est lancés, on n’était pas prêts ! », se souvient Pippo Consoli. « On a commencé par se réunir, parler de nos vies, tenter de comprendre quelle était notre responsabilité dans ce qui se passait, on a participé à des conférences avec les groupes qui existaient avant nous, on a lu des livres dont certains qu’on a toujours pas finis ! », s’amuse-t-il. La réflexion est partie d’une discussion entre Francesco Seminara et l’une de ses amies, féministe convaincue. « Elle est très impliquée dans la défense des droits des femmes et aussi dans la lutte contre la traite des Nigérianes, une problématique très présente à Palerme où plusieurs prostituées ont été tuées ces dernières années », se souvient Francesco Seminara, « elle insistait sur le fait que nous, les hommes, nous devions aussi prendre ces problèmes à bras le corps».
Au départ pas très convaincu, c’est en rencontrant les autres groupes de <<Maschile Plurale>> qu’il décide de créer un groupe à Palerme.
Depuis, deux fois par mois, le lundi soir, les six compagnons et désormais amis se retrouvent dans un petit bureau de la <<Maison de la Beauté et de l’Equité>>, qui accueille différents projets associatifs. Ils y règlent les détails logistiques de leurs ateliers, discutent d’une campagne d’affichage contre la violence faite aux femmes ou d’une lecture qui les a marqués avant de s’installer en cuisine pour un plat de pâtes. « Et on prépare tout nous-mêmes », annoncent-ils fièrement. Derrière la décontraction apparente, ils sont conscients de l’énormité de la tâche. Convaincus aussi qu’elle est plus que jamais nécessaire : « S’occuper du conflit homme/femme, ce n’est pas juste une problématique qui s’ajoute aux autres, c’est d’une certaine manière la matrice de tous les autres conflits de nos sociétés », résume Augusto Cavadi.